3ème concours
de Nouvelles 1er PRIX Shalimar En effet, il n’y avait que sur la côte que l’on pouvait espérer la sauver. Pour l'atteindre, il fallait compter une bonne heure de traversée. Par temps calme. Seulement en mer d’Irlande, la tempête est quasi quotidienne. Ce jour là ne faisait pas exception. Trente ans plus tard, je frissonne encore en pensant à cette journée terrible. Je me revois dans le pub de cette île située aux confins occidentaux de l’Irlande. C’était une pièce sombre et exiguë. Sur les murs de ciment brut, on voyait encore les traces du coffrage. Une ampoule nue n’éclairait qu’elle même, dans un halo jaunâtre. Le bar était une simple planche posée sur deux tonneaux de Guinness en métal. Sur l’étagère trônait -incongrue- une bouteille de Bourgogne poussiéreuse. Une touffe de tourbe s’essoufflait dans une cheminée de fonte noire. A mon arrivée, les deux pêcheurs accoudés au bar en silence ne s’étaient même pas retournés. Seul un chien maigre roulé en boule sur un tas de vieux filets de pêche m’avait gratifié d’un regard. Je m’étais assise dans un coin, près de l'unique fenêtre et j’avais exploré le dessin des gouttes de pluie sur la vitre encrassée, en pensant à John, qui tardait. Le matin même, j’étais encore à Paris dans le métro. J’avais pris l’avion, John était venu me chercher à l’aéroport. Je le connaissais à peine, mais il écrivait de si belles lettres ! Il habitait un minuscule cottage du Connemara dominant la mer et les lacs, au milieu d’immenses buissons de fuschias. Nous étions à peine arrivés chez lui qu’un homme était entré sans frapper. Je n’avais rien compris à son anglais mêlé de gaélique. John m’avait alors dit: je dois partir pour deux ou trois jours, tu viens ? Peu après, affublée de bottes et d’un ciré trop grands, je m’étais retrouvée sur un petit chalutier au milieu de vagues impressionnantes. Mon seul souvenir de cette traversée, c’est un terrible mal de mer. Nous avions débarqué sur une île, dans un port miniature, simple anse barrée d’une jetée. Quelques maisons grises étaient blotties au pied d’un gros rocher qui ne méritait pas même le nom de falaise. Un autre chalutier et quelques barques composaient la flottille. A peine avions-nous accosté que John s’était engouffré dans la capitainerie en me lançant: à tout à l’heure, au pub, et m’avait plantée là. Je m’étais retrouvée seule sous de colossales tours de cumulus sombres qui traversaient le ciel à une vitesse impressionnante . Le vent était dictatorial. Baignées par le rai de lumière qui s’était faufilé entre les nuages, les collines émeraude moirées du rose des bruyères étaient soudain devenues phosphorescentes. Ces diaprures contrastant avec le gris acier du ciel étaient d’une beauté époustouflante. J’avais pris un chemin qui s’enfonçait dans l’île. Pas un arbre ne se profilait, pas un oiseau n’était visible. Au revers d’une butte, j’avais découvert une tourbière, obscène éventration de terre grasse et brune. Sentant le vent forcir, j'avais découvert que j’étais déjà à l’autre bout de l’île, et face à l’Amérique. Des rafales brutales me faisaient perdre l’équilibre. Le rideau blanchâtre démesuré qui se précipitait vers l’île en glissant sur les flots laissait présager un grain d’une rare violence. J’avais vite rebroussé chemin jusqu’au pub. Après ma longue attente, John m’était apparu comme un sauveur. Mais ruisselant et frigorifié dans sa combinaison de plongée, il m’avait juste fait signe de le suivre. Moïra, une femme sans âge, nous avait conduits dans une maison construite à l’écart du village. Nous avions fait le lit ensemble -un grand lit - pendant que John se changeait dans la salle de bains. Elle ne m’avait pas dit un mot, ni même adressé un sourire. En sortant, elle s’était signée en s’inclinant devant le crucifix, seul ornement de cette pièce humide sentant le renfermé. Sa pensée m’était inaccessible. Je compris alors ce que la présence aux côtés de John de l’inconnue que j’étais pouvait avoir de choquant pour les fervents catholiques de cette contrée perdue de l’Irlande, mais je n’avais pu m'en ouvrir à John, qui restait aussi laconique que nos hôtes. Nous étions repartis tous les trois sous la pluie jusqu’à l’une des maisons du port. On nous attendait autour d’une table mise. L’homme qui était venu chercher John avait marmonné un Benedicite, seules paroles prononcées pendant tout le repas. J’étais la seule femme assise à table. J’avais fini par accrocher le regard de John qui m’avait fait comprendre que je devais me taire. Les femmes et les enfants debout en retrait de la table me dévisageaient. Sans prononcer le moindre mot. Je sentais que le moindre contact visuel, la moindre ébauche de sourire de ma part auraient été considérés comme un impair impardonnable. Je n’avais rien pu avaler. Ils avaient tous les yeux d’un bleu qui me faisait penser à celui des glaciers, bleu né de trop de transparence. Ce bleu semblait ne pouvoir exister que dans l’écrin de leurs cheveux d’une teinte aussi rare, mélange de roux , de gris et de blond presque blanc. Dans cette pièce encrassée par l’insidieuse fumée de la tourbe, la seule couleur notable était d’ailleurs le bleu: bleu lavande du badigeon des murs, bleu roi du vaisselier de formica, bleu moucheté de blanc de la bouilloire d’émail… J’en étais là de mes rêvasseries quand les hommes avaient repoussé leurs chaises, pour sortir sans un mot. Je reviens m’avait dit John, sans plus d’explications. J’étais donc reléguée avec les femmes et les enfants qui avaient l’air de me considérer comme une intruse. Elles m’avaient cependant invitée d’un geste à me rapprocher comme elles du foyer, où la fumée faisait office de flammes. Les parois noircies dégageaient une tiédeur rassurante. Par le conduit de la cheminée, on percevait le tumulte de la tempête. Personne ne parlait. Je désespérais. Sans doute n’avions nous pas la même notion du temps qui passe. J’en venais même à douter de l’existence du monde au delà de cette île. Tu viens de Paris . Ces mots, prononcés d’un ton monocorde par Moïra, m’avaient prise au dépourvu. John lui avait donc parlé de moi! Mais était-ce une question ou une constatation ? Etait-ce un reproche ou m’accordait-elle enfin droit de cité ? Au moins, la glace était rompue. Je les aurais toutes embrassées. Moïra, qui était l’institutrice de l’île, m’avait d’abord parlé de John, un grand ami de la famille, puis avait à mots couverts évoqué sa douloureuse condition de célibataire. Après ces préliminaires, des étoiles dans les yeux, elle avait enfin abordé le sujet qui lui brûlait les lèvres : Paris, et un parfum dont curieusement elle avait retenu le nom : Shalimar de Guerlain ! Elle voulait que je le lui décrive ! Tout ce que j’avais pu faire avait été de lui parler du Paris que j’aimais. John était revenu très tard. Nous avions mis un temps infini à rejoindre notre maison au milieu des rafales mugissantes d’un vent de tempête. Au moment où nous arrivions, les hommes étaient revenus le chercher car ils venaient de découvrir que l’un des chalutiers avait rompu ses amarres et dérivait déjà au delà de la jetée. John était donc reparti en me disant je reviens . Epuisée, je m’étais endormie comme une masse. John m'avait brutalement réveillée en pleine nuit. On part. Prends les couvertures. Vite . Tout en marchant de son pas vif que j’avais tant de mal à suivre, il m’avait expliqué qu’ils avaient retrouvé Moïra le dos brisé dans le chalutier en perdition. Ils avaient décidé de tenter la traversée, car il n’y avait que sur la côte que l’on pouvait espérer la sauver. Soudain il m’avait assené : puisque tu aimes tant parler, tu devras lui parler, la maintenir à tout prix éveillée, tu comprends ? Il ne faut pas qu’elle s’endorme. Elle doit rester consciente. Tu en es responsable. Sur ce, il avait tourné les talons. L’aube qui pointait m’avait paru encore plus angoissante que la nuit. Moïra sur le chalutier, en pleine nuit, en pleine tempête ? Mais que faisait-elle là ? Elle avait dû monter à bord juste après notre départ. Qu’est ce qui avait bien pu la pousser à faire cette folie ? Je m’étais embarquée comme une somnambule. Moïra était déjà installée sur le bateau, allongée sur une civière de fortune, la tête coincée entre des gilets de sauvetage. En me voyant, elle avait esquissé un sourire. Elle s’était emparée de ma main, où elle enfonçait ses ongles en gémissant à chaque vague un peu violente. Son regard diaphane était plongé tout au fond de mes yeux. Je réfléchissais, horrifiée, aux sous-entendus de John. De quel crime affreux m’accusait-il ? Comment aurais-je pu savoir que quelques évocations de Paris allaient déclencher chez Moïra un geste aussi insensé ? Et puis finalement, qu’avais-je à voir là dedans ? Je ne les connaissais pas, ces gens-là ! Moïra n’en pouvait plus de cette vie de frustrations, tout simplement. Elle ne voulait pas mourir, elle voulait au contraire enfin vivre, j’en étais sûre ! Elle ne voulait plus attendre, attendre quoi d’ailleurs? Shalimar . Hein ? Moïra avait prononcé ce mot dans un souffle. Elle allait mourir et parlait de parfum ! Mais non, ce n’était pas du tout ça : Shalimar, Paris, c’était le rêve qu’elle avait poursuivi dans la tempête. A Paris, avais-je commencé dans un sanglot, je te ferai découvrir un autre parfum , celui du pain frais qui embaume les petites rues, tôt le matin, près des boulangeries. Mes mots se perdaient dans le bruit du moteur et de la mer ; je devais presque crier pour qu’elle m’entende. Dans les squares, à la tombée de la nuit, on est assourdi par des nuées de sansonnets…Une lame violente avait failli me faire tomber. Je m’étais alors allongée de tout mon long contre elle et nous avions à nouveau entrecroisé nos doigts. On ira en haut de la Samaritaine, voir les toits de Paris; tu verras, les toits sont gris comme chez toi, mais ils sont enchevêtrés et ponctués de dômes blancs ou dorés, de tours carrées et de clochers. L’odeur du gasoil accentuait mon mal de mer. J’avais de la peine à articuler. A Paris, pour échapper aux voitures, on ira au Palais Royal, près des jets d’eau du bassin: on ferme les yeux et on se croit à la mer. Et on ira sauter sur les colonnes de Buren comme sur des rochers…Je m’enflammais Je te ferai goûter les « bombes » à la crème de marron du pâtissier de la Porte d’Auteuil. Je salivais .Dans les grands magasins, on ira dans les rayons de haute couture enfouir nos doigts dans la mousseline de soie. Mes doigts me picotaient. Si tu veux, on ira tout en haut de la Tour Eiffel, non, j’ai une idée, on montera sur l’Arc de triomphe pour voir les pavés de couleurs qui forment une étoile, en contrebas, tout autour de la place Je parlais toute seule. Engourdie par le froid, je n’avais même pas senti les doigts de Moïra se délier. Elle était partie sans moi pour les Champs Elysées. *** |